TRAITÉ
DE LA THÉOLOGIE MYSTIQUE |
Traduites du grec
par L'abbé DARBOY (1845) |
1. CE QU'EST LA DIVINE TÉNEBRE
Trinité suressentielle qui
es au-delà du divin, au-delà du Bien, Toi qui gardes les chrétiens dans la
connaissance des choses divines, conduis-nous, par-delà l'inconnaissance, vers
les très hautes et très lumineuses cimes des écritures mystérieuses. Là se
trouvent voilés les simples, insolubles et immuables mystères de la théologie,
dans la translumineuse Ténèbre du Silence, où l'on est initié aux secrets de
cette radieuse et resplendissante Ténèbre, en sa totale obscurité, absolument
intangible et invisible, Ténèbre qui comble d'indicibles splendeurs les
intelligences qui savent clore leurs yeux. Telle est donc ma prière. Quant à
toi, mon cher Timothée, exerce-toi sans relâche aux contemplations mystiques,
abandonne toutes sensations et jusqu'aux spéculations de l'intelligence, laisse
tout le sensible, tout l'intelligible, tout l'être et le non-être; ainsi, autant
que tu en es capable, tu seras surélevé par la voie de l'inconnaissance jusqu'à
ne plus faire qu'un avec Celui qui est au-delà de toute essence et de toute
connaissance. En effet, c'est par la sortie de toi-même et de tout, - extase
totale et irrésistible - que tu seras emporté vers la Suressentielle splendeur
de la Ténèbre divine, étant affranchi et dépouillé de tout. Mais fais bien
attention à ce que personne, parmi les non-initiés, ne t'entende. Je veux parler
de ceux qui se laissent entraver par les êtres, et qui s'imaginent que rien de
suressentiel puisse exister au-delà de ceux-ci, mais qui pensent pouvoir
atteindre par leur propre connaissance, à Celui qui a pris la Ténèbre pour
retraite. Or, si l'initiation aux mystères divins dépasse ces gens-là, que dire
alors des plus profanes ? De ceux qui cherchent à définir la cause transcendante
de toutes choses par les réalités les plus viles, qui affirment que celle-ci
n'est en rien supérieure à ces formes multiples et profanes qu'ils en façonnent
? Au lieu qu'il faudrait attribuer à cette Cause et affirmer d'elle tout ce qui
se dit des êtres puisqu'elle est la Cause de tous; et, a fortiori, le nier,
puisqu'elle est au-delà de tout. Et qu'on n'aille point croire que les négations
vont à l'encontre des affirmations mais que, de beaucoup première et
transcendante à toute privation, elle s'élève au-dessus de toute négation et
affirmation. C'est bien en ce sens que le divin Barthélemy disait que la
théologie est à la fois développée et brève, l'évangile spacieux et grand, mais
néanmoins concis. C'est là, me semble-t-il, une réflexion remarquable car, si
l'on ne peut tarir un discours au sujet de la Cause bienfaisante de tout ce qui
existe, on peut aussi bien l'exprimer brièvement et même n'en rien dire du tout
elle n'a en effet ni parole ni pensée, elle transcende de manière suressentielle
tout le créé et ne se manifeste véritablement et sans voile qu'à ceux-là seuls
qui franchissent tout ce qui est pur et impur, qui dépassent toutes les plus
hautes et plus saintes ascensions, qui abandonnent toutes les lumières divines,
et les sons et les paroles du ciel, pour pénétrer dans la Ténèbre de Celui qui
est réellement, selon les écritures, l'au-delà de tout. Ce n'est donc pas sans
motif que le divin Moïse reçoit l'ordre de se purifier d'abord lui-même puis de
s'écarter de ceux qui ne sont pas purs, qu'il entend après sa totale
purification les trompettes aux sons multiples, voit de nombreux feux irradier
de leur pur rayonnement et qu'ensuite, séparé de la foule et avec des prêtres
choisis, il atteint au sommet des divines ascensions. Mais à ce degré-là il
n'entre pas encore en relation avec Dieu, il ne Le contemple pas — car Il est
Invisible mais seulement le lieu où Il demeure. Cela signifie, me semble-t-il,
que les réalités les plus divines et les plus hautes, dans l'ordre visible comme
dans l'intelligible, ne sont que des analogies hypothétiques de tout ce que l'on
attribue à Celui qui se tient au-dessus de tout, et à travers lesquelles se
révèle la présence de Celui qui dépasse toutes nos pensées et qui repose sur les
sommets intelligibles de ses lieux les plus saints. C'est alors que Moïse
s'affranchit même de ce qu'il voit et de ceux qui le voient, il pénètre dans la
Ténèbre vraiment mystique de l'inconnaissance, il ferme les yeux à toute saisie
par l'intelligence et, dans une totale démission de tout ce qui se peut toucher
ou voir, il appartient tout entier à Celui qui est au-delà de tout, il n'est
plus à lui-même ni à personne d'autre, mais il est uni par le meilleur de
lui-même à Celui qu'on ne peut absolument pas connaître, dans l'inactivité de
toute connaissance et par cette inconnaissance même il connaît au-delà de
l'intelligence.
2. COMMENT IL FAUT S'UNIR ET CÉLÉBRER PAR DES HYMNES
LA CAUSE DE TOUTES CHOSES QUI EST AU-DELA DE TOUT
Dans cette très
lumineuse Ténèbre, puissions-nous entrer nous-mêmes, et, par la non-vue et
l'inconnaissance, puissions-nous voir et connaître ce qui est au-delà de toute
vision et connaissance, par le fait même de ne rien voir ni rien connaître. Car
c'est là véritablement voir et connaître et célébrer suressentiellement le
Suressentiel lorsque l'on fait abstraction de tout ce qui existe. Tout comme ces
artistes, lorsqu'ils façonnent une statue , retranchent tout ce qui masque la
pure vision de la forme qui s'y dissimule, c'est par ce seul dépouillement
qu'ils font apparaître la beauté latente. Mais il faut, ce me semble, célébrer
les négations tout à fait à l'inverse des affirmations. Pour celles-ci, en
effet, c'est en débutant par les toutes premières, puis en passant par les
moyennes, que nous en sommes arrivés aux dernières. Ici, au contraire, c'est à
partir des plus basses que nous nous élèverons vers les plus hautes, en
retranchant tout, pour connaître à découvert cette inconnaissance qui se trouve
voilée en tous les êtres par tout ce que nous connaissons d'eux, afin de voir
cette Ténèbre suressentielle cachée par toute la lumière qui se trouve en
eux.
3. QUELLES SONT LES THÉOLOGIES AFFIRMATIVES ET QUELLES SONT LES
THÉOLOGIES NÉGATIVES
Dans notre livre Esquisses théologiques, nous
avons donc célébré les points les plus importants de la théologie affirmative, à
savoir comment la parfaite Nature de Dieu est dite Une, et comment elle est dite
trine, ce que l'on appelle en elle Paternité et Filiation, ce que l'on veut
signifier par la théologie de l'Esprit, comment, du Bien immatériel et
indivisible, sont engendrées au cœur même de la Bonté les lumières qui sont en
Lui et en elles-mêmes et réciproquement les unes dans les autres toujours
inséparables dans leur seule et coéternelle germination, comment jésus, le
Suressentiel, a pris toutes les réalités de la nature humaine et toutes les
autres choses révélées par les écritures et célébrées dans nos Esquisses
théologiques.
Dans le livre des Noms divins, nous avons dit comment
Dieu est appelé le Bien, l'Être, la Vie, la Sagesse, la Force et tous les autres
noms intelligibles qu'on Lui attribue. Dans la Théologie symbolique nous avons
exposé quels noms tirés du sensible peuvent signifier les réalités divines,
quelles sont les formes en Dieu, ses figures, ses parties, ses organes, ce que
signifient, en Lui, les lieux et les ornements, quelles sont ses colères, ses
tristesses, ses ressentiments, comment on peut parler de ses ivresses et de ses
excès, de ses serments et malédictions, ce qu'on appelle ses sommeils et ses
réveils, et toutes les autres formes et figures symboliques qui ont été
religieusement imaginées pour représenter Dieu. Tu auras bien remarqué, je
pense, combien les derniers symboles supposent plus de paroles que les premiers,
en sorte qu'il nous a fallu traiter plus brièvement les Esquisses théologiques
et les Noms divins que la Théologie symbolique, car, plus haut nous portons
notre regard, plus s'abrège aussi notre discours lorsqu'il embrasse d'un seul
coup d'œil les intelligibles. De même, maintenant que nous allons pénétrer dans
la Ténèbre qui est au-delà de l'intelligible, nous ne trouverons pas seulement
des paroles plus concises, mais jusqu'à leur absence et perte du sens. Là, dans
la théologie affirmative, notre discours descendait du supérieur à l'inférieur
puis il allait s'élargissant au fur et à mesure de sa descente; mais maintenant
que nous remontons de l'inférieur jusqu'au Transcendant, notre discours se
réduit à proportion de notre montée. Arrivés au terme nous serons totalement
muets et entièrement unis à l'Indicible.
Mais pourquoi donc, diras-tu, faire
partir des plus sublimes nos affirmations de Dieu, et pourquoi des plus basses,
lorsque nous parlons de Lui négativement ? C'est que, pour affirmer Celui qui
est au-dessus de toute affirmation, c'est en partant de ce qui lui est le plus
proche qu'il fallait poser l'hypothèse de base, tandis que pour nier Celui qui
transcende toute négation, c'est à partir de ce qui s'en éloigne le plus. Ainsi,
Dieu n'est-Il pas davantage Vie et Bien, qu'air ou pierre ? Et ne dira-t-on pas
plus facilement qu'Il ne s'enivre, qu'Il ne se met en colère plutôt qu'Il ne se
dit ni ne se pense ?
4. LA CAUSE TRANSCENDANTE DE TOUT LE SENSIBLE N'EST
RIEN DE SENSIBLE
Nous disons donc que la cause de toutes choses, et qui
est au-delà de tout, n'est pas sans essence ni sans vie, ni sans raison, ni sans
intelligence et qu'elle n'est pas un corps. Elle n'a ni forme, ni figure, ni
qualité, ni quantité, ni masse. Elle n'est dans aucun lieu. Elle n'est pas vue
et on ne peut la saisir par les sens. Elle ne se perçoit pas par les sens et ne
leur est pas perceptible. Elle ne connaît ni désordre, ni agitation, elle n'est
pas troublée par les passions matérielles. Elle n'est pas sans puissance, comme
si elle était sujette aux accidents sensibles. La lumière ne lui fait pas
défaut, elle ne connaît ni altération, ni dégradation, ni partage, ni privation,
ni écoulement. Bref, elle n'est, ni ne possède rien de tout ce qui est
sensible.
5. LA CAUSE TRANSCENDANTE DE TOUT L'INTELLIGIBLE N'EST RIEN
D'INTELLIGIBLE
Nous élevant plus haut encore, — nous disons que cette
cause n'est ni âme, ni intelligence, qu'elle n'a ni imagination, ni opinion, ni
définition, ni pensée (discursive), qu'elle n'est ni parole, ni pensée
(intuitive). Elle n'est ni nombre, ni ordre, ni grandeur, ni petitesse. Elle
n'est ni égalité, ni inégalité, ni similitude, ni dissemblance. Elle n'est pas
immobile, elle n'est pas en mouvement ni en repos. Elle n'a pas de puissance et
elle n'est pas puissance, ni lumière. Elle ne vit pas et elle n'est pas vie.
Elle n'est ni essence, ni perpétuité, ni temps. On ne peut la saisir par
l'intelligence. Elle n'est ni science, ni vérité, ni royauté, ni sagesse. Elle
n'est pas un, ni unité, ni déité, ni bonté. Elle n'est pas esprit comme nous
pouvons le connaître, ni filiation ni paternité, ni rien de ce que ni nous, ni
personne ne saurait connaître. Elle n'est rien de ce qui n'est pas, rien de ce
qui est. Les êtres ne la connaissent pas telle qu'elle est et elle-même ne les
connaît pas tels qu'ils sont. On ne peut ni la comprendre ni la nommer, ni la
connaître. Elle n'est ni ténèbre, ni lumière, ni erreur, ni vérité. On ne peut
d'elle absolument rien affirmer, ni nier. Mais en affirmant ou niant des
réalités qui lui sont inférieures, nous ne saurions affirmer, ni nier quoi que
ce soit puisque c'est au-dessus de toute affirmation que réside la Cause unique
et parfaite de tout, comme aussi, au-delà de toute négation, l'excellence de
Celui qui est absolument affranchi et au-delà de
tout.
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